mercredi 5 juillet 2017

Des hommes tristes



« Faites pas attention, monsieur. Par ici, ils ne sont pas tellement civilisés. »
L'homme fit celui qui en comprenait long, et il cligna les yeux. Nadège profita de ce semblant de complicité pour revenir lui faire face, de l'autre côté des pompes à bière. Elle gonfla la poitrine. Elle avait ce qu'il fallait. Certains soirs, il y avait des mains qui s'égaraient là-dessus. C'était trop tentant. Elle protestait, mais sans sévérité. Elle pouvait comprendre.
« Vous n'êtes pas de par ici, vous… », dit elle.
Les paroles lui avaient échappé. Sur le moment, elle s'en voulut. Elle posa sa main près de l'évier, dans un endroit froid qui la ramenait à la réalité. Il lui semblait, en effet, être saisie dans une sorte de fièvre où elle n'allait pas encore jusqu'à identifier la passion, mais elle n'était pas loin de croire qu'il s'agissait de cela ou de quelque chose d'approchant. 
« Je ne voulais pas être indiscrète, se reprit-elle aussitôt, comme pour effacer ce qu'elle venait de dire. Dans ce pays tout le monde se connaît, on connaît tout le monde, surtout dans un bistrot. On s'ennuie. On aime bien parler. Excusez-moi. »
L'homme hochait la tête. Il eut un sourire triste. Elle adorait les hommes tristes. Pour elle, un vrai homme devait être triste. Pas complètement triste. Pas un dépressif, par exemple. Elle en avait connu, qui larmoyaient dans leur verre de bière, qui inondaient le zinc, qui n'en avaient jamais marre de se plaindre. Des plaies. Un homme triste, c'est autre chose. C'est un homme qui cherche une consolation dans des sentiments toujours nobles. Elle en avait vu des échantillons au cinéma. Des types sur les joues desquels des larmes coulent pendant qu'ils font l'amour à la femme de leur vie. C'est beau. Des types qui regardent s'éloigner la femme de leur vie, dans un train ou à bicyclette, et qui versent une larme. C'étaient des images qui la bouleversaient. Elle n'avait jamais eu qu'un rêve, elle, dans cette campagne coupée en deux par le canal, devenir un jour la femme de la vie d'un homme triste…

Franz Bartelt, Le Bar des habitudes, Gallimard

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